Après être sorti de l’hôtel de ville d’où ils ont reçu toutes les instructions relatives au concert, Ricky et son père sont dans un taxi qui les amène à l’Auberge Mountainside. C’est à cet endroit que seront logés les artistes et leur équipe. Mr Aaron ne les accompagne pas, il a été prié de trouver un endroit plus convenable que le stationnement de la mairie pour ranger son hélicoptère.
Il y a quelques semaines lorsque Roger annonça à son fils qu’il était invité à participer au concert Riverstock, Ricky n’était pas très emballé. Qui dit œuvre de charité dit participation gratuite. Déjà que l’idée de travailler sans recevoir un sou ne lui plaît pas, le faire dans un trou perdu tel que ce village n’arrange pas les choses. D’ailleurs, une des raisons qui a poussé Mr Aaron à s’y rendre avec son hélico est qu’il a eu quelques difficultés à trouver un chemin qui se rend à Riverville. Étant d’une autre génération, il n’a jamais su saisir les fonctions d’un GPS. Cependant, Roger a réussi à convaincre son fils en lui rappelant que des chaînes de télé de plusieurs pays allaient retransmettre le concert, certains en direct et d’autres en différé. La pensée de se faire voir du monde entier ne pouvait que le faire changer d’idée. Et maintenant qu’il sait que ce concert peut compter sur la participation de groupes tels Mangaboyz, Lick et les Sweet Chicks qu’il a croisé dans le couloir de la mairie, il est enchanté de prendre part à cette activité humanitaire. Il faut dire que les filles faisant partie de ces groupes sont parmi les plus sexy de la musique actuelle, un détail qui ne le laisse pas du tout indifférent. Du coup, ce village qu’il qualifiait de trou perdu lui semble soudain beaucoup plus charmant.
Le téléphone cellulaire de Roger se met à jouer les premières notes de Ouverture de Guillaume Tell de Rossini. Il le sort de sa poche de veston et répond à l’appel.
– Roger Knight. Ah. Alors? Excellent. Je te rejoins. Bye.
Roger rempoche son téléphone et dit à Ricky :
– Bonne nouvelle, tu pars en tournée. Et on a un commanditaire de taille : Night Cola. Et après le concert, il se peut que tu deviennes leur porte-parole pour une série de pub. Ils aiment l’idée que les noms Knight et Night se prononcent pareil, et en tant que jeune artiste tout frais, tout jeune, tout nouveau, tu es à même de rejoindre le jeune public.
– Woah, woah, minute. S’exclame Ricky un peu surpris. Une tournée? Déjà?
– Ben oui. Lui répond son père. Tu sais, le show-biz ce n’est plus comme dans mon temps. Avant, il fallait que les artistes attendent des années avant d’être certain d’avoir assez de fans pour entreprendre une tournée. De nos jours, dès qu’un artiste commence à avoir du succès, il doit vite en profiter pour partir en tournée pendant qu’il est encore populaire. Ton apparition au concert après-demain sera le coup d’envoi.
– Tu veux dire que la tournée commence tout de suite après ça?
– Oui. Cette première apparition publique qui sera télévisée te fera une excellente publicité. Tu vas commencer une tournée nationale se déroulant sur trois mois et demi qui va t’entraîner dans une douzaine de villes, partout à travers le Québec : Montréal, Hull, Drummondville, Granby, St-Cyrille-de-Wendover, La Tuque, Sherbrooke, Québec, pis d’autres que j’oublie, pis après tu reviens à Montréal pour le show De Retour d’une Tournée Triomphale.
– Ah ben ça alors. Répond Ricky qui ne s’attendait pas à ça si vite. Et combien de shows est-ce je vais faire dans chaque ville?
– Un.
– Un seul? Mais ça ne fait que douze spectacles en tout. Pour une tournée à travers la province, c’est ridicule.
– Rassure-toi. Lui dit Roger. On sait parfaitement que tu pourrais faire quatre ou cinq fois ce chiffre. C’est que lorsqu’un artiste entame une série de spectacles, on s’arrange toujours pour offrir au public beaucoup moins de sièges que ce qu’ils peuvent demander, comme ça, tu fais sold-out plus vite. On choisit aussi des petites salles si possible, ça nous permet de faire salle comble plus facilement. Les billets invendus, on les donne aux journalistes des places que tu visites. Et s’il en reste, ça sert pour les concours et tirages dans les journaux, stations de radios et magasins de disques. Ainsi, on peut annoncer haut et fort que tu es tellement populaire que tu es obligé de faire des supplémentaires pour répondre à la demande. C’est un vieux truc du métier. C’est très bon pour l’image.
– Eh ben! S’étonne le jeune chanteur. À t’entendre, on pourrait croire que y’a juste la moitié du monde qui viennent à un show qui ont payé leurs billets.
– La moitié? Ha! T’es généreux, fiston.
Le taxi s’engage dans le chemin privé de l’auberge Mountainside qui se trouve sur un surplomb rocheux sur le flanc de la montagne. De cet endroit, on a une superbe vue de la ville et de la rivière. L’auberge en question construite du plus pur style bavarois fait quatre étages. Elle comprend cinquante-quatre chambres, soit dix-huit par étages. Le rez-de-chaussée comprend une salle à dîner, un bar, une salle de danse et un grand salon offrant tout le confort et avec un immense foyer en pierre. L’un des murs de ce salon est en fait une immense verrière avec portes qui donne accès à la cour arrière de l’auberge. Cette cour contient une piscine creusée, quelques tables et chaises, et des cabines pour se changer. La limite du terrain arrière étant le bord du surplomb rocheux, il est clôturé par un garde-fou. Malgré cet arrangement estival, l’endroit est désert à cause des récentes rénovations, ce qui en fait l’endroit idéal pour loger les artistes. Une équipe de construction s’affaire à ériger une barrière à bonne distance devant l’auberge. Cette précaution supplémentaire est prise afin d’isoler adéquatement les artistes de tous les fans qui ne manqueront certainement pas de venir ici dans l’espoir d’apercevoir leurs idoles. Le taxi s’immobilise.
– Bon ben nous y voilà. Dit Roger à son fils. Tu peux y aller, n’oublie pas ta valise et ta guitare.
– Tu ne débarques pas?
– Non. Mr Aaron et moi on loge ailleurs. Là, je m’en vais à un meeting avec lui. On a encore des détails à régler rapport au merchandising de ta tournée. Savais-tu que les vente de posters, T-shirts et autres produits à l’effigie d’un groupe ou d’un artiste représentent entre 40% et 70% des profits d’une tournée?
– Tant que ça?
– Eh oui. Il ne faut pas croire que c’est la musique qui rend un musicien riche. Tu vois, dans le fond l’album n’est jamais rien qu’un moteur publicitaire destiné à faire vendre des produits dérivés.
– Comment? Dit Ricky surpris. Tu veux dire que les gens n’achètent pas mon album parce qu’il est bon?
– Bien sûr qu’il est bon, voyons. Mais s’il fallait que le monde de la musique ne se consacre qu’à la musique, laisse-moi te dire qu’il y en aurait beaucoup dans le métier qui crèveraient de faim. Voilà pourquoi c’est si important de s’occuper de ces détails. Allez, va faire connaissance avec tes collègues et amuse-toi bien. Tu as mon numéro de cellulaire en cas d’urgence.
Ricky prend sa valise et sa guitare, débarque du véhicule et ferme la porte. Le taxi effectue un virage en U et redescend vers la ville. Ricky regarde un instant l’auberge. Il inspire profondément l’air pur de la montagne et expire avec un grand sourire sur son visage. Le fait de savoir que pour les prochaines 48 heures il va vivre ici et côtoyer des vedettes connues à travers le Québec, dont plus de la moitié le sont à travers le monde, ça le réjouit moins que de se dire que désormais il fait partie de cette élite. Le simple fait d’avoir été invité avec eux le lui prouve.
Valise dans une main et étui de guitare dans l’autre, il traverse les grandes portes vitrées de l’auberge. Il se dirige vers le comptoir de l’accueil où attend un préposé.
– Salut. J’suis Ricky Knight. Où est ma chambre?
– Vous êtes un des musiciens? Demande le préposé.
– Ouais, musicien, chanteur, whatever. Je vais chanter au concert. Alors, c’est où que j’loge?
– Un instant je vous prie.
Le préposé tape sur le clavier de son ordi, ouvrant le document sur lequel figurent les noms des invités au concert.
– Voyons… Ricky… Ricky… Ah. Oui en effet, j’ai bien un Ricky Knight ici. Puis-je voir vos cartes s’il vous plaît?
Ricky sort son portefeuille. Il en sort des cartes d’identité. Le préposé en prend deux et les observe.
– Sur ces cartes, il est inscrit Richard Chevalier. Dit le préposé.
– Oui, c’est mon vrai nom.
– Désolé. Dit-il en remettant les cartes à Ricky. Je n’ai pas de Richard Chevalier sur ma liste.
Ricky sourit à la bêtise de cet homme.
– Mais oui, je sais, je suis inscrit sous Ricky Knight.
– Désolé, il me faut une preuve de ce que vous avancez. N’importe qui peut arriver ici et se dire Ricky Night.
– Ben là, Ricky Night c’est mon nom d’artiste. J’ai certainement pas de cartes d’identités sous mon nom d’artiste.
– Désolé. Sans preuves d’identité, j’peux rien faire.
Ricky commence à trouver la bêtise de cet homme un peu moins drôle.
– Écoutez, vous travaillez dans l’public, vous comprennez l’anglais, non? Ben Richard en anglais, c’est Ricky, et Chevalier en anglais, c’est Knight.
– Je comprends, mais je ne peux pas. Je n’ai aucune preuve de ce que vous avancez.
– Des preuves? J’en ai, des preuves.
Ricky pose son étui de guitare par terre et met sa valise sur le comptoir. Il l’ouvre, la fouille frénétiquement et finit par en sortir une des copies de son album qu’il avait amené avec lui. Il la brandit à quelques centimètres du nez du préposé qui a un mouvement de recul.
– Est-ce que vous voyez ce CD? Demande Ricky.
– Oui.
– Quel est le nom de l’artiste sur ce CD?
– Ricky Knight.
– Est-ce que vous reconnaissez le gars sur la photo du boitier?
– Oui.
– C’est qui?
– C’est vous.
– Bien. À quelle conclusion est-ce que vous en arrivez?
– Que vous êtes Ricky Knight.
Soupirant de soulagement, Ricky remet l’album dans sa valise.
– Bon, Enfin. Je savais bien qu’on finirait par se comprendre. Ma chambre maintenant?
– Désolé mais …
– Comment ça, «désolé »? C’est quoi l’problème, encore?
– Le problème, comme vous dites, c’est que dans le logiciel utilisé ici, il y a trois cases à cocher sous la section Pieces d’Identité : Permis de conduire, Carte d’assurance Maladie, et Passeport. L’option Pochette de CD n’exite pas car ce n’est pas et n’a jamais été une pièce d’identité officielle et acceptée dans tout établissement sérieux qui se respecte.
Ricky s’effondre de découragement, se cognant la tête sur le comptoir. À ce moment, Scoop Salkowski entre dans l’auberge. Le préposé l’accueille à bras ouvert avec un grand sourire.
– Ah. Notre sauveur. Comment allez-vous aujourd’hui Monsieur Goodguy?
– Très bien, très bien. Dit-il en s’arrêtant devant le comptoir. Il y a un problème ici?
– C’est ce jeune homme qui prétend être un des artistes invités mais il n’a aucune preuve pour appuyer ses dires.
Scoop reconnaît immédiatement Ricky Knight. Il aimerait bien ne pas intervenir et le laisser se voir refuser l’entrée, juste pour irriter Roger Knight. Hélas, cela gâcherait tous ses espoirs de tentative de vengeance contre le père du jeune chanteur. Avec un petit sourire en coin, Scoop dit au préposé.
– C’est bon, je le connais. C’en est vraiment un. Ricky Knight, le fils de Roger Knight, anciennement Saturday Knight, du duo MidKnight. Vous pouvez le laisser s’installer.
– Très bien, monsieur.
Quoi que soulagé, Ricky réprime sa frustration qui lui donne envie de demander au préposé depuis quand est-ce que son logiciel possède l’option « Parole d’un inconnu qui vient d’entrer dans l’auberge » sous la section Pieces d’Identité. Mais bon, maintenant qu’il a ce qu’il veut, inutile de gâcher les choses.
– Enfin. Soupire Ricky, soulagé. Et ma chambre?
– C’est au troisième. Répond le préposé. L’étage complet est réservé aux musiciens. Vous pouvez choisir vous-même votre chambre mais comme vous ne faites pas partie d’un band, le règlement prévoit que vous devrez la partager avec un autre artiste ou petit groupe.
– Comment? On ne peut pas avoir de chambre privée ici?
– C’est que chaque chambre contient entre quatre et six lits. Comme nous attendons vingt-deux groupes ou artistes avec leurs suites et que nous n’avons que dix-huit chambres par étages…
– Mais… On m’a dit qu’il y a trois étages de chambres ici. Pourquoi est-ce que nous sommes tous confinés au 3e ?
– Le 2e étage est réservé entièrement, à moitié pour Milton Jones et l’autre pour Virginia ainsi que leur équipe. Au prix qu’ils nous ont payé pour ce caprice, on ne pouvait pas leur refuser.
– Ah? Et le 4e ?
– Réservé à Aline Dijon, son mari, leur enfant, leur gardienne, leur équipe de sécurité, la…
– C’est bon, c’est bon, j’ai compris. Où est l’ascenseur?
– Juste ici à gauche. Un instant, je vous donne votre carte.
Le préposé prend de sous le comptoir une petite boîte de carton contenant plusieurs cartes de la taille d’une carte de crédit. Il la pose sur le comptoir et les parcours durant quelques secondes.
– Ah. Voilà.
Il en prend une et la montre à Ricky. Il la regarde. Il y a une photo de Ricky imprimée dessus. On peut y lire les mentions : Concert RiverStock. Artiste. Ricky Knight. RK000167. Le préposé lui donne les instructions.
– Cette carte est votre passe qui vous permet d’avoir accès à tous les endroits relatifs au concert. Vous devez la montrer aux gardiens pour entrer sur le terrain de l’auberge et sur le site du concert. De plus, c’est votre clé électronique qui vous donne accès à l’ascenseur et à la chambre que vous aurez choisi. Une fois dans votre chambre, vous trouverez à l’intérieur sur le mur à côté de la porte une petite boite électronique. Vous y entrez votre carte et appuyez sur le bouton Enter. Sur l’écran, vous verrez apparaître la mention enter lock code.
Le préposé désigne attentivement certains détails de sa carte magnétique..
– Vous y entrez votre code personnel qui est ici, le RK000167. Ensuite vous appuyez sur le bouton Activate Lock. Ça activera la serrure et votre carte deviendra donc votre clé pour ouvrir cette porte. Vous n’avez qu’à la mettre contre le petit écran de verre noir devant la porte pour que celle-ci se verrouille ou se déverrouille.
– Comme tu vois, dit Scoop/ Ed, on ne lésine pas sur les moyens pour assurer la sécurité de nos artistes.
Ricky referme sa valise, la prend, s’empare de la carte en remerciant le préposé, et s’en va vers l’ascenseur. Il met sa carte contre le petit carré de verre noir et l’ascenseur ouvre automatiquement. Il y entre et monte jusqu’au 3e étage. Il en sort et se retrouve dans un grand couloir dont l’extrémité opposée donne sur la porte des escaliers. De chaque côté du corridor, neuf portes de chambres ouvertes se font face. Ricky jette un œil furtif dans toutes les chambres à mesure qu’il passe devant. Apparemment, il a la chance d’être un des premiers à s’installer alors il a l’embarras du choix.
Des dix-huit chambres, seules deux sont déjà occupées. Sauf pour le nombre de lits, toutes les chambres se ressemblent. Elles contiennent toutes des meubles à tiroir, du tapis, une salle de bain privée, quelques cadres sur les murs et une grande porte-fenêtre coulissante qui donne accès au balcon extérieur. Arrivé à l’extrémité du couloir. Il constate que les deux dernières chambres donnent chacune sur un coin de l’auberge. Non seulement elles sont plus grandes mais en plus elles ont deux murs avec fenêtres, contrairement à un seul mur avec fenêtres pour les autres chambres. La chambre de droite donne vue sur la piscine et un pan de la montagne couvert d’arbres. Celle de gauche, en plus de la vue sur piscine, offre une très belle vue sur la vallée, la ville et la rivière. C’est donc dans celle-là que Ricky décide de s’installer.
– Wow. À moi la plus belle chambre de l’étage. Ce n’est que justice après tout, premier arrivé premier servi.
Ricky pose sa valise sur un des lits et l’ouvre. Il commence à ranger ses affaires personnelles dans les tiroirs de l’un des bureaux lorsqu’il se rend soudain compte qu’il lui manque quelque chose.
– Fuck! Ma guitare.
Ricky sort de la chambre. Voyant que d’autres artistes arrivent par l’ascenseur à l’autre bout du couloir, il prend la porte des escaliers qui est voisine de celle de sa chambre. Il descend et, rendu au rez-de-chaussée, il franchit les portes ce qui l’amène directement au grand salon. Il le traverse, en sort et se rend au comptoir d’accueil. Le préposé est occupé avec quelques autres musiciens qui viennent d’arriver. Il aperçoit son étui de guitare, toujours accoté sur le mur près du comptoir. Impossible de se tromper, il y a Ricky Knight d’écrit dessus en grosses lettres.
– Ah, voilà.
Il prend son étui et repart vers l’ascenseur devant lequel attendent déjà quelques personnes. Parmi eux, Ricky en reconnaît immédiatement trois, bien qu’ils lui tournent le dos. Il s’agit des membres du groupe Lick. Suède, le chanteur du groupe, un grand mince de 6’2 » attend calmement, chacun de ses bras reposant sur les épaules de Leather et Lace, les deux membres féminins de ce groupe qui se blottissent contre lui. Tous trois ont de longs cheveux blonds et sont habillés par les créations originales et très chic du chanteur Suede. Ricky a entendu comme tout le monde des rumeurs comme quoi ce groupe anglophone de l’Ouest canadien constituerait un ménage à trois, et rien dans leur attitude ne semble démentir cette possibilité. Fasciné par cette idée, Ricky ne peut que remercier le ciel de faire partie du monde du spectacle qui permet à ses membres de vivre des choses aussi géniales.
De retour au 3e étage, à peine sorti de l’ascenseur, Ricky a la désagréable surprise de voir sa valise gisant devant sa porte de chambre à l’autre bout du couloir.
– Mais qu’est-ce que….?
Ricky court en direction de sa chambre. Il voit que non seulement sa valise ouverte gît par terre, les vêtements qu’il avait rangé dans les tiroirs ont été également expulsés de la pièce de façon tout aussi cavalière. Ricky regarde dans sa chambre, via la porte encore ouverte. Ce qu’il voit le fige sur place. Les fenêtres sont maintenant couvertes d’épais rideaux noirs. Au milieu de la pièce, deux hommes maigres et barbus aux cheveux longs tout de cuir vêtus sont à genoux. L’un d’eux tient par les pattes à une vingtaine de centimètres du sol le cadavre d’un poulet décapité. Le sang du poulet s’écoule du cou tranché et tombe goutte à goutte dans un calice d’argent posé par terre. L’autre homme trempe un pinceau dans le calice et se sert du sang du poulet pour dessiner un pentagramme sur le tapis qui couvre le sol.
– Mais… Mais qu’est-ce que vous faites dans ma chambre? Demande Ricky sous le choc.
De la salle de bain de la chambre sort un homme maigre mesurant 6’5’’, aux cheveux longs et de couleur rouge sang. Il ne porte qu’un pantalon noir et a le torse recouvert d’une curieuse substance crémeuse rose. Ricky reconnaît l’homme immédiatement. Il s’agit de Krymsinz, le chanteur androgyne au look cadavérique de qui on dit qu’il a su réinventer la musique de style gothique. Ricky lui-même possède ses deux derniers albums. Voyant Ricky par la porte ouverte, l’homme se dirige vers lui. Ricky lui dit :
– Oh. Monsieur Krymsinz. Bonjour. C’est que…
Il n’a pas le temps d’en dire plus. Krymsinz lui claque brutalement au nez la porte de chambre sur laquelle ils ont cloué la tête du poulet décapité. Ricky reste là quelques secondes sous le choc de la surprise. Il se rend compte que la première chose qu’il aurait dû faire en prenant possession de cette chambre aurait été d’y entrer le code de sa carte électronique. Un peu tard pour y penser maintenant. Confus et humilié de s’être fait ainsi virer de sa propre chambre, il n’a d’autre choix que de ramasser ses vêtements et les remettre dans sa valise sous les regards curieux de quelques autres artistes qui ont assisté à la scène. Tout en rageant intérieurement, Ricky retourne à la recherche d’une chambre vide.
– J’connais deux CD de ma collection qui vont se retrouver dans le broyeur à déchet assez raide quand je reviendrai à la maison.
Ricky trouve une autre chambre vide. Elle est plus petite et sa seule fenêtre donne sur le pan boisé de la montagne. Ce n’est pas la plus belle des vues, mais c’est mieux que rien. Il entre et referme la porte derrière lui. À peine a t’il commencé à déposer ses affaires sur un des lits, quelqu’un y cogne. Ricky ouvre la porte et se trouve devant Dave Deviant, le chanteur punk du groupe Déviations. Dave lui demande :
– Salut. Est-ce que t’es seul dans c’te chambre là.
Ricky lui répond «NON.» et referme la porte aussitôt. Il a beau avoir l’esprit ouvert, l’idée de partager sa chambre avec un groupe punk dont le chanteur se travestit sur scène en faisant semblant de s’entrer des balais dans l’derrière, ça ne lui plait pas. Surtout qu’on n’a jamais pu prouver hors de tout doute qu’il faisait semblant. Et puis d’abord, si Krymsinz et ses deux musiciens peuvent se permettre d’être les seuls à occuper une chambre à six lits, Ricky ne voit pas pourquoi il se gênerait d’en faire autant avec la sienne qui a quatre lits. Il retourne vers l’un des lits et commence à trier son linge. Ça cogne de nouveau à la porte.
– Cogne tant que tu voudras mon gars. Se dit Ricky. Moi je ne réponds plus.
La porte n’étant pas verrouillée, elle s’ouvre et un homme dans la quarantaine aussi avancée que sa calvitie s’adresse à Ricky.
– Salut. On est le groupe Beau Tapage. Est-ce que tu es seul dans cette chambre?
Ricky se dirige vers eux et leur ferme promptement la porte au nez en leur disant qu’il attend d’autres personnes. Cette fois, Ricky n’en fait ni une ni deux, il introduit sa carte dans la petite boîte électronique au mur et y entre son code personnel. Ceci fait, il retire la carte et l’empoche.
– Et voilà. Fini les problèmes.
On cogne de nouveau à la porte.
– Bon sang. Je n’aurai jamais la paix ici. Comment est-ce que je pourrais dissuader les autres de vouloir s’installer dans ma chambre?
Une idée lui vient soudain. Il ouvre sa valise et plutôt que de ranger son contenu, il le lance dans tous les coins de la pièce. Puis, il ouvre quelques tiroirs du bureau. Il en retire certains et les laisse d’autres ouvert. Ensuite, il décroche à moitié les rideaux, défait les lits et envoie les couvertures par terre et débarque même les matelas de deux des quatre lits afin de faire le plus de bordel possible. Après ce réaménagement éclair, Ricky contemple fièrement son œuvre.
– Et voilà. Je défie quiconque d’avoir envie de passer deux jours dans une pareille soue à cochon.
Ricky se dirige vers la porte pour l’ouvrir afin que les passants n’aient qu’à jeter un œil dans cette pièce pour la bannir immédiatement de leur liste de chambre où s’installer. Au moment où il ouvre, il se trouve nez à nez avec trois superbes jeunes demoiselles. Il les reconnaît immédiatement : Ce sont les gagnantes de la toute première édition concours Canadian Talents. Il s’agit du groupe High School Kitties composé de trois adolescentes qui ont des noms de scènes félins avec des costumes de scène sexy qui les invoquent. La grande rousse se nomme Tigresse, la blonde se nomme Cougar et la troisième, une fille d’origine haïtienne, se nomme évidemment Panthère, pour jouer avec le fait qu’elle est noire. Elles sont âgées respectivement de dix-sept, dix-huit et dix-neuf ans.
– Salut. Lui dit Tigresse avec un grand sourire. Est-ce qu’il y aurait de la place ici pour trois pauvres jeunes filles sans abri?
Wow! Les trois belles filles de High School Kitties qui veulent partager sa chambre. Ricky ne croit pas la chance qu’il a. Il vient pour les inviter à entrer mais les amies de Tigresse regardent la pièce avec dégoût.
– Ah non. Dit Panthère. Pas ici, c’est trop dégueulasse.
– Ouais, quel bordel. Rajoute Cougar.
L’expression que prend Tigresse en parcourant la chambre du regard prouve qu’elle est tout à fait d’accord avec ses deux copines.
– Non-non. Dit Ricky. Je vais tout arranger. Je vais vous expliquer. Vous allez rire. C’est parce que…
D’une chambre voisine de l’autre côté du corridor, Gabriel, un beau jeune homme de dix-neuf ans au visage d’ange, blond aux cheveux longs, chanteur compositeur interprète, leur dit :
– Si ça peut vous dépanner les filles, J’ai trois lits de libre ici et tout est bien rangé.
Aussitôt, les trois filles se ruent vers la chambre de Gabriel en le remerciant. Ricky les suit dans le corridor en leur demandant de patienter quelques instants le temps qu’il puisse tout ranger, mais elles l’ignorent complètement. À peine entrées chez Gabriel, elles commencent à défaire leurs bagages et à s’installer. Histoire de lui prouver leur reconnaissance pour sa gentillesse, Tigresse et Panthère embrassent chacune une joue de Gabriel. Sous ces attentions, son beau visage angélique arbore un grand sourire béat.
Voyant qu’il est trop tard pour faire quoi que ce soit pour retourner la situation en sa faveur, Ricky soupire autant de frustration que de découragement. D’un pas lourd, il revient vers sa chambre. En entrant par la porte qu’il a laissé ouverte, il a la surprise de voir les trois frères Brodeur du groupe Kute Kidz (âgés de douze, seize et dix-sept ans) qui vident joyeusement leurs sacs et valises par terre, chacun faisant un tas avec leurs affaires plutôt que de les ranger dans les meubles. Jason, l’aîné du trio, s’adresse à Ricky tout en enregistrant sa carte et celle de ses frères dans la petite boîte de la serrure électronique.
– Salut. C’est toi qui as arrangé la chambre de même? C’est full cool, man.
– Ouais. Rajoute Benjamin, le plus jeune. D’la manière que t’as fait ça, on se sent vraiment à l’aise ici. C’est génial.
Ricky laisse échapper un profond soupir. En tentant une dernière fois de s’en tirer, il parcourt rapidement le corridor à la recherche d’une dernière chambre libre. À peine cette idée venue, il réalise que c’est inutile. S’il y avait encore des chambres de libre, les High School Kitties ne seraient pas venues lui demander l’asile pour commencer. Complètement découragé par la tournure des événements, il préfère encore s’en aller. Il franchit les portes qui mènent aux escaliers. Il descends celles-ci, arrive au rez-de-chaussée et a tôt fait de sortir de l’auberge. Une solution à son problème lui vent à l’esprit, bien que celle-ci soit arrivée trop tard.
– Pourquoi est-ce que je n’ai pas agi envers les Kute Kidz de la même façon que Krymsinz a agi avec moi? D’accord, il a agi en con prétentieux à qui tout lui serait dû. N’empêche que ça a marché. Il voulait ma chambre, il s’est arrangé pour avoir ma chambre, et il a eu ma chambre. Dans le fond, peut-être que le problème, c’est mon comportement. Ça fait huit mois que je suis une vedette de la chanson. Il serait peut-être temps que je commence à agir comme tel.